Avec mon escorte de
rangers, j'ai un accès VIP. Je passe les billetteries comme je
sauterais par dessus un tourniquet de métro pendant que les autres
derrière moi doivent décliner identité, scribouiller sur un livre
et mettre la main au portefeuille. Tout sera mis sur ma note d’hôtel.
J'aime ça, avec mon carnet de notes dans une main, près à noter la
moindre observation et l'appareil photo de l'autre, ça me donne un
air de biologiste venu étudier les singes. L'idée me plaît !
C'est presque une organisation militaire, pas de place à la détente,
nos amis nous attendent. A 9 heures pétantes il faut avoir quitter
l’hôtel et Jonathan passe faire un tour pour me voir cinq minutes
avant pour s'assurer que je serai à l'heure. Car je suis toujours un
peu à la bourre, le service ici étant tropicalisé et très
variable d'un individu à l'autre de sorte que j'ai un peu de mal à
estimer la durée d'un repas. Le petit déjeuner inclus dans le prix
de la chambre est très basique mais ça me suffit. Ça permet aussi
de ne pas s'éterniser. Une tasse de café et 4 toasts de pain mie
accompagnés de beurre et de marmelade d'orange.
Ce qui est bien c'est
qu'au premier feeding du matin je suis tout seul. Les touristes ne
commencent à arriver que pour le second et il n'y a jamais plus
d'une vingtaine de personnes.
Ça reste raisonnable. Je n'avais pas
fait attention, mais dans la mangrove que l'on traverse il y a de
gros cônes de boue avec un trou au milieu. Jonathan m'a appris que
c'était des crabes qui ne sortaient que la nuit pour monter aux
arbustes afin de manger les feuilles. Ils sont exclusivement
végétariens. Moi qui croyais que tous les crabes étaient des
espèces de charognards dégueulasses, ceux là me semblent plus
sympathiques et ils se donnent beaucoup de mal à construire leur
terrier inversé. Arrivé à la plateforme il y avait un petit comité
d'accueil. Deux ou trois mâles proboscis assis sur la rambarde et
faisant le pied de grue en regardant vers nous. Ils sont malins, ça
n'a pas de montre mais ça connaît les horaires d'ouverture. Par
terre il y avait aussi des petits écureuils bruns à la queue grise
touffue qui passaient l'aspirateur, furetant dans les moindres
recoins à la recherche de miettes laissées par les singes.
Ils sont
rigolos, ils avancent comme des voitures à friction, en flèche puis
s’arrêtant net avant de repartir un peu plus loin. Dès qu'ils
nous ont vu, les proboscis sont devenus agités, sautant partout.
Leur jeu favori c'est de sauter sur le toit en tôle ondulé. On a
l'impression que le ciel va nous tomber sur la tête. Progressivement
les cimes se sont mises à bruisser, assistant à un ballet de bras
qui sautent d'arbres en arbres, les hautes herbes se fendant sous
leur passage comme le sillage derrière un gros bateau. Et tout ça
dans le silence. Ils ne poussent pas de cris quand ils s'approchent.
L'invasion commençait, la planète des singes était de retour !
Jonathan les appelle en
imitant leur cri. C'est très curieux, au début j'ai même cru que
quelqu'un avec une voix caverneuse parlait au loin. Ils font le même
son que ces gens à qui on a retiré les cordes vocales et qui
parlent par contraction du larynx à l'aide d'un micro qui ressemble
à un rasoir électrique.
On va dire que je suis horrible mais c'est
tout à fait ça ! Quand les gros mâles débarquent, les autres
n'ont qu'à bien se tenir. Ils sont toujours en retard, faisant leur
star. Monseigneur arrive en frappant le sol bruyamment de ses pattes
avant afin que les autres effrayés s’écartent pour lui laisser le
passage. Il avance ensuite fier comme un pou et s'il pouvait y avoir
un tapis rouge il serait encore plus content ! Je ne me lasse
pas de l'observation des singes, je comprends que certains y aient
consacré leur vie pour les étudier. Il y a quelque chose de spécial
que l'on ressent à leur contact. Comme s'ils avaient un peu de nous.
Je n'ai pas vu le temps passer que déjà Jonathan m'extirpait de mes
contemplations pour me signifier le changement de plateforme.
A la plateforme B, comme
ce n'était pas encore tout à fait l'heure du feeding, Jonathan m'a
invité à patienter dans la salle de projection où il a mis un DVD
en route, « The Biggest Nose In Borneo ».
Tout un
programme ! Pendant ce temps il m'avait promis de faire venir en
nombre les petits gris d'hier. Le film est très bien fait, tout nous
est montré à travers les tribulations d'un groupe de singes et tout
ce qu'on voit est là. C'est un film introuvable dans le commerce,
conçu exclusivement pour le sanctuaire en collaboration avec des
chaînes de télévision américaines axées sur la nature. Pour un
truc à petite échelle, ça n'a rien d'amateur et ça pourrait
rivaliser avec ces films qui voient le jour de temps en temps sur
grand écran et que je ne manque jamais d'aller voir. C'est très
dépaysant et plein de fraîcheur et sur grand écran on a
l'impression encore plus d'y être. Ils devraient en passer plus
souvent mais ce genre de film est étiqueté en France comme film
pour enfants. C'est débile. Comme si le fait de s'intéresser à la
nature n'était qu'un trait de l'enfance. On voudrait nous le faire
oublier, dans un monde adulte où la jungle devient urbaine.
Je n'ai
pas pu voir la fin du film, il y a eu une coupure de courant quelques
minutes avant. Du coup je suis allé à la boutique qui le propose à
la vente. C'est juste un DVD enregistrable customisé pour lui donner
un aspect plus professionnel. Mais il n'y a pas de code barre, rien
qui lui permette d’être commercialiser. A garder donc
précieusement, ça fait un excellent souvenir de Sabah. Voici ce qui
est écrit sur la jaquette : « This story follows the
trials and tribulations of two male proboscis monkeys living in a
mangrove forest in Sabah, Malaysia. Alistair, aka « Biggest
Nose », the alpha male, with his harem of 22 wives attempts to
hang on to his empire while Bill, the young upstart and leader of a
band of bachelors, challenges him for his harem and kingdom. Rapid
progress of land development by humans have drastically reduced their
mangrove domain while a lengthy drought has subjected them to further
hardship. Their struggle to survive the twin disasters, tested these
monkeys like never before. The ordeal, captured in this film,
provides an extraordinary insight into their lives, revealing their
astonishing intelligence and uncanny ability to a continuously
changing environment ».
En sortant de la salle de
projection, j'ai rigolé devant le portrait de plein de petits gris
assis sagement sur la rambarde qui me regardaient tous, tournés dans
ma direction.
Alors on fait son rot? |
C'était comique. Jonathan les avait attirés à l'aide
d'espèces de longs haricots de 50 centimètres de long qu'ils
tenaient dans la main par poignée comme un bouquet de fleurs dont
ils grignotaient les extrémités. Jonathan dit qu'ils puent et s'en
écarte dès qu'ils passent. Moi au contraire j'essaye de m'approcher
doucement de plus en plus pour ne pas les effrayer. Leur odeur, forte
certes, est supportable. Ça sent la merde de poule. C'est bien mieux
que l'odeur d'un clebs dont tout le monde s'entiche. Moi, ces singes
là me plaisent bien et si je pouvais en ramener un je le ferais.
Mais il serait malheureux hors de sa jungle, en plus ils vivent en
tribu. Je ne me vois pas ramener un troupeau. Je me suis toujours
senti plus proche des animaux végétariens, au moins ils ne font pas
de mal aux autres animaux et sont plus doux.
Il y avait une femelle
petit gris qui tenait sous le coude un adorable bébé, tout orange.
Car quand ils sont jeunes ils ont cette couleur fauve qu'ils perdent
ensuite après 6 mois pour devenir gris. C'était un beau bébé avec
des yeux tout ronds et un air innocent, qui se prenait les pieds
comme un bébé humain et avançait gauchement comme n'importe quel
bébé qui apprend à marcher. La femelle ne voulait pas trop que je
m'approche, tirant son rejeton sous le bras quand je m'approchais
pour déguerpir quelques mètres plus loin. Quand ils se déplacent
c'est trop marrant, on voit deux petites mains dépasser dans le dos,
agrippées au pelage.
Quand l'homme et l'animal se comprennent... |
Les bébés sont transportés ainsi, sous le
ventre. Les proboscis font d'ailleurs de même. Car des bébés, j’en
ai vu plein aujourd'hui. Et ça me réjouit, c'est le signe qu'ils se
plaisent bien et qu'ils ne sont pas en voie d'extinction... si on
arrête de leur voler leur territoire. Pour le bébé proboscis, il
est tout aussi gauche, tremblotant, avec un crâne noir au pelage ras
qui lui donne l'impression de porter un casque. Contrairement aux
adultes il a un petit nez. Il est rigolo mais pas si adorable que la
version petit gris qui est renversante. On dirait un jouet de la
taille d'un chaton.
J'ai remarqué par contre
que les bébés s'échangeaient et passaient de bras en bras, les
autres femelles certainement attendries voulant tenir dans leurs bras
ces fragiles créatures qu'elles regardent tendrement, passant un
doigt sur leur pelage. Elles ne font pas que du baby-sitting, elles
les allaitent aussi, de sorte qu'on se demande qui est la mère.
D'ailleurs le savent elles elles mêmes ? Pendant ce temps le
bébé, qui n'a rien demandé à personne, crie, à moitié écartelé
par une femelle qui le tient par le corps tandis qu'une autre essaye
de l'arracher en lui tirant un bras ou la tête ! C'est dur
d’être un bébé croquignolet ! Devant la contemplation des
petits gris qui m'ont occulté de celle des proboscis, je n'ai pas vu
le temps passer et Jonathan m'a encore une fois extirpé de là pour
me ramener au Nipah Lodge où le déjeuner m'attendait. Midi déjà !
A peine le repas avalé
qu'il était l'heure d'y retourner. C'est comme la pause déjeuner au
boulot sauf que le boulot ici consiste à observer les singes !
C'est plus divertissant, plus réjouissant aussi d'y retourner. J'ai
sauté dans le van climatisé, direction la plateforme A, ma
préférée, celle dans la jungle. Cette fois il y avait plus de
monde. J'ai enlevé le T-shirt, saisi mon calepin et que le spectacle
commence !
Les gros nez étaient en train de se reposer dans les
arbres pendant que les bébés se chamaillaient en se tirant la queue
ou en s'envoyant des pieds à la figure pour désarçonner l'autre.
Ils s'amusent aussi à se battre et à se mordiller. De temps en
temps une femelle s'approche pour passer deux doigts dans leur pelage
pour leur enlever la vermine mais ça ne dure jamais bien longtemps,
les inspections ne donnant rien. J'ai essayé de prendre en photo les
singes en train de se jeter d'un arbre à l'autre mais c'est
impossible à saisir, même en mode rafale, les photos sont troubles
car ils vont trop vite. Je vais tuer l'appareil photo. Je n’arrête
pas de mitrailler, il en arrive de partout et chaque scène a un côté
touchant. Et comme ils s'agitent tout le temps, bien souvent ils
tournent la tête au moment où l'on prend la photo, de sorte qu'on
reste le doigt crispé sur le déclencheur attendant le moment où
ils regarderont à nouveau en face.
Aujourd'hui j'ai fait 523 photos,
5 fois plus que la normale. Mon disque dur de l'ordinateur est
saturé. J'ai dû me débarrasser de vidéos encombrantes. Une fois
le tri effectué il m'en reste encore la moitié. C'est beaucoup.
J'ai un disque dur externe pour les sauvegardes mais je n'ai pas
envie de supprimer des photos de destinations passées sur
l'ordinateur, on ne sait jamais ce qui peut arriver, je préfère les
avoir en double sur deux appareils différents. Car avec le
numérique, une perte est si vite arrivée. Je sais ce que je dis ça
fait deux fois que j'écris ce post. Faites un saut deux jours plus
tard et vous saurez pourquoi...
Comme ce matin, le temps
file comme une flèche, un peu comme quand je plonge à la rencontre
des petits poissons. Moi qui pensais que 10 feedings seraient peut
être de trop, plus j'apprends à les connaître en les regardant et
plus je suis fasciné.
De retour sur la plateforme B les petits gris
étaient toujours là. Ils ont dû me reconnaître car ils se sauvent
moins quand je m'approche. J'ai trouvé la parade, en m'asseyant à
leur niveau en tailleur sans bouger. Comme pour se faire obéir des
enfant. Ainsi j'ai commencé à sentir des pelages me frôler en
passant, jusqu'à ce qu'ils viennent tous autour de moi formant un
cercle, tout en continuant à vaquer à leurs occupations comme si de
rien n'était. Ça ne s'est pas fait tout de suite mais
progressivement. J’étais adopté et la femelle avec le bébé
orange s'est assise juste en face, desserrant les bras comme pour
m'offrir son rejeton. Le bébé petit gris s'est mis à explorer
autour de lui, godiche, dérapant de temps en temps mais la femelle
gardait un œil sur lui et le remettait en selle à chaque faux pas.
Je l'avais pour moi tout seul, si près que j'ai pu le toucher. Il ne
disait rien et la mère non plus. Avec ses deux petites oreilles
roses sur le côté, on dirait vraiment un bébé humain. En moins
braillard ! Même l'appareil photo s'est laissé tromper. Alors
que je prenais le bébé de face, j'ai vu un carré clignoter autour
de son visage, pour me signifier l'activation du mode reconnaissance
de visage ! C'est un mode qui permet de faire la mise au point
sur un visage même si le sujet n'est pas au centre de la scène ou
en mouvement.
L'appareil photo est d'ailleurs devenu la coqueluche
des petits gris. Ils n'avaient de cesse de jouer avec la dragonne de
l'appareil photo, tirant dessus. Mais je tenais l'appareil photo
fermement. J'ai aussi été obligé de nettoyer l'objectif à de
nombreuse reprises, ils n’arrêtaient pas de mettre leurs petits
doigts dessus, attrapant l'objectif de leurs mains et cherchant à le
mordiller. Au bout d'un moment je leur ai donné l'appareil photo,
gardant la dragonne et un doigt sur le déclencheur. Comme ils
avaient l'objectif face à eux, ça promettait de donner de jolis
gros plans à faire rigoler un tyran. L'un d'entre eux est venu me
grimper dessus pour jouer. J’étais devenu la coqueluche du groupe,
leur grand frère qu'ils aimaient embêter. J'en avais un perché sur
la tête, je l'entendais mâchouiller je ne sais quoi, mes cheveux je
suppose. J'étais aux anges et je suis devenu l'attraction des autres
touristes qui me prenaient en photo, transformé en porte singes.
J'en avais d'autres qui s'asseyaient sur un avant bras, en équilibre.
Je les caressais au passage, leur prenant un pied ou une main qu'ils
resserraient sur mes doigts. Ils ont la peau des mains toute douce.
Je pensais qu'elle serait rêche et pleine de cors, au lieu de ça on
dirait de la soie ! Je leur laissais faire tout ce qu'ils
voulaient ou presque. Car ils avaient tendance à être fascinés par
mes tétons qu'ils essayaient de choper avec leurs doigts quand ce
n'était pas carrément pour sauter vers eux, les dents devant !
Ça devait leur rappeler les petits lolos de leurs mamans ! J'ai
mis de côté le fait qu'ils pouvaient avoir des vermines à me
refiler ou des virus. Une occasion comme cela est unique et si je
dois tomber malade à cause des petits gris eh bien tant pis.
J'aurais bien ri en échange !
Inutile de dire qu'en de
telles circonstances les proboscis n'existaient plus. Ça me faisait
un peu de peine pour Jonathan qui s'en occupe si bien et me regardait
faire avec les petits gris.
17 heures a fini par
arriver, l'heure de rentrer au Nipah Lodge. J'ai laissé les singes
là, pressé de les retrouver dès demain. Après 8 heures à les
contempler – une journée de boulot – je suis devenu fada des
singes. Il y a un panneau à l'entrée de la plateforme B avec une
peinture de proboscis où est inscrite la mention « They
deserve to have long and healthy life ».
C'est tout ce que je
leur souhaite. Quand je vais partir ils vont me manquer. Je voudrais
presque avoir de leurs nouvelles. Mais je sais qu'ils sont heureux
ici et bien traités, ça fait plaisir à voir. Jonathan m'avait
proposé hier soir une balade nocturne dans la jungle à la rencontre
de sapins de Noël. J'avais décliné en raison de l'orage mais pour
ce soir j'ai dit que j'étais intéressé. Après le dîner nous
sommes donc retournés à l'entrée de la plateforme A, sur le ponton
d'accès dans la mangrove. Comme promis les sapins de Noël étaient
là. Tous les arbustes des alentours étaient couverts de ces
« fireflies » dont j'ai appris que leur scintillement est
un appel au sexe ! C’est le mâle qui éclaire pour signifier
qu'il est là. Car la nuit tous les chats sont gris, on aurait tôt
fait de les ignorer. Jonathan braquait sa torche contre lui, en
petits et rapides mouvements pour former des éclairs qui les
excitaient davantage.
J'ai réussi à prendre une photo en mode
manuel, choisissant une exposition de 30 secondes mais la photo n'est
pas extraordinaire et très pixelisée. On a aussi cherché à voir
des crabes en train de brouter mais ils ne devaient pas encore être
sortis. Il faut dire qu'il n'était que 19 heures. On était de
sortie tôt car Jonathan était invité à un mariage dont on
entendait déjà les flonflons d'un orchestre. Car ici la tradition
est que chaque mariage a son orchestre privé. Il m'a proposé de
l'accompagner mais j'ai décliné l'invitation. Cela aurait pu être
une riche expérience, mais je lui ai dit la vérité, que je
préférais me lever tôt demain, frais pour être disponible pour
une nouvelle journée de contemplation des singes dont je ne me lasse
pas. Il a très bien compris. Le truc aussi est que je ne me voyais
pas rester là bas des heures, tributaire d'un transport pour
rentrer, dans une fête qui était sans doute partie pour durer toute
la nuit. J'ai préféré aller me coucher, c'était plus sage et
quand j'ai fermé les yeux j'ai vu plein de singes s'agiter devant
mes yeux. Je les ai tellement regardé que ma rétine en a conservé
l'image !
Ivan ça a l'air génial! Matthieu ce matin est tombé sur l'un des photos de ton site... nous n'avions pas le temps de le regarder en détail parce qu'il fallait partir à l'heure, mais je sais déjà ce que nous allons faire de notre soirée! Matthieu a déjà programmé de regarder ton site! :-)
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